Rokia Traoré : quand la justice européenne rejoue l’histoire coloniale

En écoutant l’histoire de Cynthia, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce qui est arrivé à Rokia Traoré mais surtout à une histoire peu connue : celle des mères dont leurs enfants métis ont été arraché. Entre 1959 et 1962, un millier de métis ont été « rapatriés » en Belgique, séparés de leurs mères et de leurs fratries, pour être placés auprès de familles d’accueil ou d’institutions. Les 90 % qui n’étaient pas reconnus par leur père n’avaient pas la nationalité belge, et ont dû se battre pour l’obtenir.

 

Le 22 janvier 2025, Rokia est libérée.

Depuis plusieurs années, la chanteuse et musicienne malienne Rokia Traoré est au cœur d’une procédure judiciaire complexe autour de la garde de sa fille. L’affaire l’oppose à son ex-compagnon, le metteur en scène belge Jan Goossens, ancien directeur du Théâtre royal flamand de Bruxelles, avec qui elle a partagé sa vie entre 2013 et 2018.

👉🏾 Le père accuse l’artiste de l’empêcher de voir leur fille, une accusation que Rokia Traoré conteste.
En 2019, la justice malienne lui accorde la garde exclusive de l’enfant. Mais quelques mois plus tard, en octobre 2019, la Belgique émet un mandat d’arrêt européen à l’encontre de la chanteuse, l’accusant d’enlèvement, séquestration et prise d’otage. Rokia Traoré réside alors à Bamako.

Pour l’avocat du père, la décision malienne ne serait qu’une ordonnance temporaire, rendue sans garantir les droits de la défense.

En mars 2020, alors qu’elle se rend en France pour contester la décision belge, Rokia Traoré est arrêtée à l’aéroport de Roissy. Deux semaines plus tard, elle est remise en liberté, mais avec interdiction de quitter le territoire français. Elle finit malgré tout par repartir à Bamako, au Mali.

🔒 Ses déplacements restent restreints par les autorités belges.

En octobre 2023, une nouvelle décision judiciaire tombe : le tribunal correctionnel de Bruxelles la condamne par défaut à deux ans de prison, pour “séquestration” et “non-représentation d’enfant”. L’artiste affirme ne pas avoir été informée du procès.

Plusieurs artistes et personnalités se sont mobilisé-es en soutien à Rokia Traoré, dénonçant une affaire aux dimensions à la fois juridiques, diplomatiques et profondément humaines.

 

Une nouvelle arrestation et des questions profondes sur la justice internationale

Au printemps 2024, alors qu’elle arrive à Rome, Rokia Traoré est de nouveau arrêtée.
Elle est alors incarcérée pendant plus de cinq mois en Italie, avant d’être extradée vers la Belgique fin novembre 2024.
Et jusqu’au 22 janvier 2025, elle est détenue à la prison de Haren, à Bruxelles.

🎤 Dans un témoignage fort, l’artiste malienne revient sur ces années d’acharnement judiciaire, mais surtout sur l’invisibilisation de son rôle de mère, face à un système qui, selon elle, priorise systématiquement le parent européen :

« Pendant ces cinq années, le père, citoyen belge, n’est jamais venu voir son enfant au Mali. Il n’a jamais participé à ses frais de scolarité. Il n’a jamais eu aucune idée du budget pour sa nourriture, son habillement. Mais d’un mandat d’arrêt européen à l’autre, d’une prison à une autre, depuis cinq ans, je suis terrorisée. »

« Quelle est cette règle qui veut qu’un enfant né d’un Africain et d’un Européen vive en Europe, ou en tout cas avec le parent européen ? Pourquoi cette règle s’applique-t-elle d’abord, pour ensuite chercher et trouver sa justification dans les règles de droit — au mépris des droits du parent africain et de l’enfant ? »

🇧🇪 Une histoire qui fait écho aux métis belgo-africains

L’histoire de Rokia Traoré entre en résonance avec une histoire coloniale longtemps passée sous silence : celle des milliers d’enfants métis abandonnés dans la région des Grands Lacs par la Belgique coloniale.
Aujourd’hui encore, ces enfants devenus adultes — souvent séparés de force de leurs mères africaines — réclament justice, reconnaissance et réparation.

Mais les représentations coloniales persistent dans les mentalités et dans les institutions, y compris dans les tribunaux.
Une mère belgo-béninoise témoigne de son propre combat pour obtenir une pension alimentaire, soulignant le racisme structurel et patriarcal auquel elle a été confrontée :

« Il y a un patriarcat et un racisme encore largement inconscients dans les tribunaux belges, même chez les avocats, et même quand le père est africain. J’ai dû me justifier auprès du juge sur l’utilité des dépenses pour les loisirs de mes enfants, comme s’ils n’en avaient pas besoin. J’ai été choquée d’entendre des propos au tribunal sur un prétendu “modèle de famille africaine” dans lequel le père serait de toute façon absent. C’est très humiliant. »

Ces propos soulignent une réalité encore trop peu reconnue : les représentations racistes et genrées continuent d’influencer les décisions de justice, même dans les affaires familiales. Et les mères noires en paient (encore une fois) le prix.

Ce que vit Rokia Traoré, ce n’est pas seulement une affaire de garde d’enfant.

C’est un révélateur brutal de ce que subissent encore trop de femmes noires lorsqu’elles deviennent mères : leur légitimité est constamment remise en question, leur parole est fragilisée, et leurs choix parentaux sont jugés à travers des prismes racistes, patriarcaux et postcoloniaux.

Dans cette affaire, le droit de Rokia à élever son enfant selon ses propres repères culturels, a été ignoré au profit d’une logique eurocentrée. Ce que cela dit en creux, c’est que toutes les maternités ne se valent pas aux yeux des institutions.

Et c’est exactement cela, la justice reproductive :
👉🏾 Le droit de choisir si, quand et comment on devient parent.
👉🏾 Le droit d’élever ses enfants en sécurité, avec dignité et sans domination.
👉🏾 Le droit d’exister tel une mère noire sans être suspectée, ni punie, ni effacée.

L’affaire Rokia Traoré n’est pas un cas isolé ; elle nous rappelle pourquoi nous devons continuer à élever la voix pour que toutes les mères aient les mêmes droits, et que toutes les familles aient le droit d’exister.

Article écrit par Tsippora

Sources sur l’affaire : https://afriquexxi.info/Rokia-Traore-Une-affaire-privee-devenue-politique

https://blog.mondediplo.net/l-affaire-rokia-traore-symptomatique-d-une

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