Chronique de la violence - By Cynthia
Suradaptation ou épanouissement ?
Ces jours-ci, j’écoute un podcast animé par une jeune femme dont la vulnérabilité, sans fard, me bouleverse.
Un épisode, en particulier, m’a frappée de plein fouet.
J’ai eu la sensation brutale d’être poussée du haut d’une falaise — précipitée, sans avertissement, au cœur de mon enfance.
J’ai grandi dans un environnement où la violence était omniprésente, banale ; économique, psychologique puis physique.
Les violences intrafamiliales — et celles faites aux femmes et aux enfants, en particulier — ont profondément façonné ma vision du monde.
Née dans une famille plutôt privilégiée — au regard du contexte environnant — j’ai vu mes parents se battre pour nous offrir des perspectives. Leur résilience, forgée dans l’adversité, force le respect.
Mais derrière les apparences, la violence était là.
Ils ont tenté de faire mieux que leurs propres parents. Connaître l’histoire de leurs enfances suffit à le comprendre. Et à bien des égards, ils y sont parvenus.
De leur point de vue, nous étions « chanceux ».
C’est justement ce qui rend le sujet si difficile à aborder. Une petite voix me murmure en effet :
Ce n’était pas si grave.
Rappelle-toi des voisins qui se battaient jusqu’à briser la vaisselle, les fenêtres.
Cette femme — tu te souviens ? — que son mari déshabillait, arrosait d’eau glacée, puis frappait jusqu’à ce qu’elle fuie, nue, dans la rue.
Celle qui déversait sa frustration sur ses enfants, exutoire amer des infidélités de son mari.
Cet homme qui buvait toute sa paie, puis frappait sa femme quand elle lui demandait simplement de quoi nourrir la maison.
Toi ? Tu n’as pas à te plaindre.
Tu étais une enfant — tu ne comprenais pas tout.
Arrête de dramatiser. D’autres ont vécu bien pire.
Quelles variantes de ces voix intérieures habitent ceux qui ont grandi dans ce type d’environnement ?
Probablement celles qui soufflent que ce n’était pas si grave :
« Il y a pire ailleurs. »
« Tu étais logée, nourrie, blanchie, non ? »
« Tu t’es ramollie »
Ou celles qui imposent le silence :
« Tu vas salir leur réputation. »
« Tu fais ton intéressante. »
« Tu es ingrate. »
Ou encore celles qui invoquent la tradition, les principes religieux :
« C’est comme ça chez nous. Arrête de faire “la blanche”. »
« Une femme doit supporter. »
« Ce qui ne tue pas rend plus fort. »
C’est ainsi que se perpétue, au vu et au su de tous, la mécanique insidieuse de la banalisation des violences.
Être désignée arbitre des querelles conjugales, empêtrée dans des conflits de loyauté, bien avant de comprendre ce que cela coûte.
Chercher à être irréprochable, croire que tout faire « comme il faut » apaisera les tensions, évitera de servir d’exutoire.
Penser que la moindre erreur efface toute valeur intrinsèque. Que l’amour se mérite — à condition de ne pas déranger.
Devenir celle qui est toujours raisonnable. Celle qui comprend, qui absorbe — mais qui ne trouve pas d’espace pour ses propres émotions.
Se réfugier dans la lecture. Se rendre transparente, comme pour disparaître.
Développer un radar émotionnel affûté pour percevoir avant même que ça explose. Ajuster, anticiper, partir ou rester selon le degré de menace perçu.
Cacher toute vulnérabilité, parce que les rares fois où elle s’est montrée, elle a été jugée excessive.
Tenter de poser des limites, et s’entendre dire que c’est de l’égoïsme.
Ne pas demander d’aide, privilégier l’autonomie à la connexion, confondre solitude et sécurité.
Ressentir, en quittant cette atmosphère pesante, un soulagement profond, comme si l’air redevenait enfin respirable. Tout en angoissant pour ceux qui restent, car le paratonnerre n’est plus là pour détourner la foudre.
Vivre avec la peur sourde du coup de fil qui annoncerait la mort d’un proche, emporté par les violences.
On croit parfois qu’il suffit de s’éloigner pour aller mieux. Mais la violence, surtout lorsqu’elle est vécue dans l’enfance ou sur une longue durée, s’infiltre partout.
Dans les corps.
Dans les pensées.
Dans les relations.
Dans la façon même de respirer.
Elle rend malade. Littéralement.
Pas toujours de manière spectaculaire, souvent à bas bruit.
Fatigue inexpliquée. Insomnies chroniques. Maux de tête. Crampes. Rythme cardiaque instable. Inflammations à répétition. Anxiété diffuse.
Le corps parle quand les mots sont empêchés.
Il y a aussi ce qui use en silence : l’incapacité à se détendre, le besoin de tout anticiper, la peur de déranger, presque d’exister.
Le cerveau reste en état d’alerte : hyper-vigilant, méfiant.
Des années plus tard, il suffit d’un ton sec, d’un silence, d’un regard pour que l’alarme mentale, devenue hypersensible, s’enclenche.
Même un compliment devient suspect — il heurte une croyance qui s’est ancrée : « Je ne le mérite pas ».
Le corps, lui, reste aux aguets : cœur qui s’emballe, souffle court, sommeil capricieux.
La peur est devenue une compagne familière, envahissante. La remettre à sa juste place prend du temps.
Parfois, on s’en veut d’aller mal alors qu’on s’en est « sortie ». On culpabilise de ne pas réussir à « profiter ».
Car la violence ne s’arrête pas quand les faits cessent.
Elle continue de vivre en nous, tant elle n’est pas nommée, comprise, soignée.
Elle devient symptômes, croyances, enfermements.
La violence ne naît pas dans le vide.
Elle s’inscrit dans des lignées, des récits, des silences.
Elle traverse les générations, souvent déguisée en principes éducatifs, en sens du devoir, en amour.
Elle prend racine dans les humiliations tues, les colères héritées, les douleurs non écoutées.
Elle s’inscrit aussi dans des histoires collectives : des siècles de dépossession, de domination, de brutalité.
Leurs traces modèlent nos rapports à l’autorité, à la parole, à la tendresse.
Et s’y ajoute la violence raciste, systémique.
Être perçu comme une menace. Être moins cru, moins protégé.
Porter, en permanence, le soupçon et l’invisibilisation.
Même la religion devient parfois un piège : des textes instrumentalisés pour soumettre, des discours qui sacralisent la souffrance et condamnent la révolte.
C’est à l’intersection de tout cela que la violence se cristallise.
Et ce sont les plus vulnérables — les femmes, les enfants — qui en paient le prix.
Il faut regarder cela en face : nommer, comprendre, désapprendre.
Survivre ne suffit pas.
Il faut aussi transmettre autre chose pour que les générations suivantes n’aient pas à porter ce que les précédentes n’ont pas su — ou pu — déposer.
Ce qui m’a permis de ne pas vriller ? L’écriture.
Un oncle qui, dans des moments cruciaux, m’a écoutée. Et crue.
Un ami qui, sans le savoir, m’a empêchée de sombrer.
Mon compagnon.
Choisir de vivre selon mes propres règles — qu’elles plaisent ou pas.
Protéger farouchement mon intimité. M’autoriser, parfois, à suivre des psychothérapies.
Le chemin est encore long, avec des hauts et des bas.
Mais je sens que quelque chose en moi s’apaise.
Je me donne enfin le droit de prendre plus d’espace.
Et de faire une vraie place à ma vulnérabilité.