Le supplice de la goutte d’eau
“La goutte fait un trou dans la pierre (non par la force, mais en tombant souvent)” – Ovide, Les Pontiques
L’interprétation courante de cette citation est que des efforts réguliers et modestes peuvent produire des résultats significatifs. Cette idée, teintée d'optimisme, valorise la persévérance et l'effort continu, des concepts devenus centraux dans nos vies contemporaines, nourris par les idéaux du libéralisme et de la méritocratie.
Cependant, en tant que personne racisée évoluant dans des espaces où je suis en situation de minorité, cette citation m’évoque une autre réalité, bien moins optimiste. La phrase "Gutta cavat lapidem, non vi sed saepe cadendo" résonne en moi non pas la persévérance constructive, mais l’usure lente, la destruction progressive. Ce n’est pas par sa force, mais par sa répétition incessante, que la goutte finit par fracturer la pierre.
C'est ainsi que fonctionne le racisme : une érosion silencieuse, lente, mais implacable.
Dans les milieux que je fréquente, où mes privilèges (milieu social, niveau d'études) me placent à distance de certaines formes de violence, je suis rarement confrontée à un racisme frontal. Il m’est bien arrivé qu’on me traite de “sale négresse” dans la rue à Nice, un incident brutal mais isolé, facile à identifier comme raciste.
Pourtant, ce ne sont pas ces agressions-là qui me marquent le plus. Ce qui use, ce sont les situations plus insidieuses, ces instants quotidiens dans la vie privée, au travail, à l’école, ou dans les lieux où l’on devrait pouvoir se sentir en sécurité. Ces moments que beaucoup de personnes non racisées ne perçoivent pas, minimisent ou nient.
C’est entendre parler de diversité et d’inclusion au travail, tout en constatant que la majorité des cadres dirigeants restent non racisés. Les personnes racisées qui atteignent ces postes, malgré leur mérite, restent des exceptions, souvent instrumentalisées pour donner une illusion d’équité. Pointer cela, c’est prendre le risque de se heurter à un mur : on vous oppose alors la méritocratie, parfois accompagnée d’une dose d’essentialisation à peine voilée : au fond, les personnes racisées seraient "moins compétentes" ou "moins méritantes".
C’est se poser des questions absurdes avant une simple consultation médicale : Quelle tenue porter pour être prise au sérieux ? Comment exprimer sa douleur pour qu’elle ne soit pas minimisée (le fameux syndrome méditerranéen) ? Cette méfiance vis-à-vis du corps médical est amplifiée lorsqu’il s’agit de santé mentale. Peu de professionnels de santé sont sensibilisés aux réalités du racisme et des dynamiques interculturelles. Personnellement, je garde une grande défiance vis-à-vis des psychanalystes, dont beaucoup semblent incapables de penser ces questions autrement que par le prisme de stéréotypes dépassés.
C’est entendre un ami, dire presque machinalement : « Vous, les Noirs, vous parlez toujours fort. » Ou un partenaire potentiel avouer, maladroitement, qu’il n’a jamais été avec une femme noire, comme s’il s’agissait d’un exotisme à expérimenter plutôt qu’une personne à aimer.
C’est entendre, dans la bouche de son propre enfant en moyenne section, des mots qui heurtent : « Les Noirs sont moches. » Une phrase qui vous frappe comme une gifle, car elle révèle que, malgré tous les efforts pour bâtir un environnement aimant et dénué de préjugés. Le racisme systémique s’infiltre partout, imperceptible dans les jeux, les dessins animés, les contes, jusqu’à surgir dans les mots innocents des plus jeunes.
C’est entendre, dans la cour d’une école, des enfants affirmer que « Les Noirs sont moins intelligents que les Blancs. » Répétant des idées qu’ils n’ont pas inventées, mais qu’ils ont absorbées, sans même en comprendre la violence.
Ou encore, entendre, lors d’un événement sur la justice reproductive, parler des femmes racisées uniquement à travers le prisme du "syndrome du sauveur". Les femmes racisées ne seraient-elles réduites qu'à des stéréotypes de vulnérabilité dans l’imaginaire de certains ?
C’est se retrouver pour la énième fois dans un groupe où quelqu’un fait une remarque ouvertement raciste. Et lorsque vous osez pointer l’inacceptable, entendre en retour : « Mais il/elle est gentil/le. » C’est rarement la personne qui tient un propos raciste qui devient l’objet de l’indignation. C’est vous, pour avoir brisé le confort collectif. Le groupe se referme, et vous restez isolé/e, désavoué/e, presque déshumanisé/e.
C’est éteindre la radio, abandonner la télévision, parce que l’espace médiatique est saturé de racisme, porté par des lignes éditoriales qui ne se contentent plus de flirter avec l’extrême droite, mais l’embrassent à pleine bouche.
Je me demande souvent : peut-on réellement entretenir des relations intimes avec des personnes non racisées sans s’abîmer quelque part ? Peut-on être amie, amante, partenaire, dans un monde où le racisme imprègne tout, même inconsciemment ? Et si oui, à quelles conditions ? Est-ce que cela en vaut la peine ?
Je comprends celles et ceux qui choisissent de limiter leurs interactions aux personnes racisées. Parfois, c’est la seule manière de se préserver, physiquement et psychologiquement. Dans une société où nous sommes constamment confrontés à un flot de préjugés racistes, il est sain de vouloir se retrouver dans des espaces où l'on est vu, entendu, dans toute sa complexité, sans avoir à se justifier ou se battre.
Certains jours, je crois encore que cela en vaut la peine. Que ces ponts doivent être construits, malgré tout. Mais cet optimisme se heurte à la réalité : les personnes non racisées prêtes à effectuer ce difficile travail de déconstruction sont l’exception, même dans des espaces dits “progressistes”. Il faut rester sur ses gardes avec elles aussi.
Les propos racistes venant de mon cercle intime m’ont toujours beaucoup plus blessée que ceux de connaissances plus distantes. C’est comme si, dans une zone de forte activité sismique, on croyait avoir trouvé un endroit sans secousses, pour finalement se rendre compte qu’il n’existe aucun abri. Ces moments sont les plus douloureux, car ils brisent l’illusion d’un sanctuaire possible. La difficulté de la tâche m’effraie parfois, elle me semble insurmontable.
Pourquoi attendre des personnes racisées, qui portent déjà le poids de ces injustices au quotidien, qu’elles continuent de s’exposer, alors que le racisme limite leurs opportunités, les rend malades, voire les conduit à la mort ? Pourquoi ce fardeau devrait-il leur incomber, alors même que tant d’autres refusent de voir leur propre rôle dans ce système ? Dans les discussions sur le sexisme ou les violences sexistes et sexuelles, beaucoup comprennent à quel point l’argument "#NotAllMen" est fallacieux, car il détourne l'attention du problème de fond. Alors, pourquoi refuser de reconnaître le même mécanisme lorsqu’il s’agit d’arguments similaires à propos du racisme ? Je crois que les dynamiques sont comparables.
Ce ne sont pas seulement les vies des personnes racisées que le racisme érode, mais les fondations mêmes du vivre ensemble. Combien de temps avant que tout ne cède sous son poids
Signé : Cynthia