Maman, je suis marron (partie 1)

Elle a 3 ans. Devant le miroir, elle se regarde, puis se tourne vers moi et dit avec innocence : « Maman, je suis marron ». C’est la question que je redoutais le plus, parmi tant d’autres, et qui fait de moi une parfaite maman angoissée. Je savais que ce sujet surgirait tôt ou tard, mais je n’avais pas encore réfléchi à la réponse à lui apporter. En réalité, il y a beaucoup de choses auxquelles je n’avais pas réfléchi avant d’être mère. J’ai appris, et j’apprends encore, sur le tas.

Néanmoins, depuis sa naissance, sans jamais vraiment nommer sa couleur de peau, je ne cesse de lui dire qu’elle est belle et intelligente, que sa couleur de peau et ses cheveux sont magnifiques. Ces mots, je les lui répète chaque jour, parfois avec insistance, surtout lorsque la peur m’envahit : lorsque je me sens attaquée pour ce que je suis, pour ce que nous sommes, dans un pays censé être le nôtre. Quand ma santé mentale en prend un coup, ma crainte pour ma fille, pour mon fils et pour toutes les personnes dont les corps ressemblent au mien grandit encore davantage.

Même si nos histoires et nos identités diffèrent, nous demeurons, aux yeux d’une majorité blanche empreinte d’ethnocentrisme, un ensemble homogène, éternellement associé à l’esclavage. Je me demande si un enfant blanc se questionne un jour sur sa couleur de peau. Et si oui, que ressentent ses parents ? Ont-ils ces mêmes inquiétudes ou mesurent-ils les privilèges conférés par l’histoire ? Une histoire où la blancheur, synonyme de civilisation et de supériorité, domine.

Comment expliquer à ma fille que, dans ce même récit, sa couleur de peau, socialement construite, est associée au néant, à l’inhumain, à l’inculture, et qu’elle a servi de justification à des siècles d’esclavage et de colonisation ? Comment lui faire comprendre que cette histoire, bien qu’antérieure à nous, perpétue aujourd’hui encore des discriminations ?

À cet instant précis, la notion de « charge raciale », théorisée par l’universitaire Maboula Soumahoro dans son ouvrage Le Triangle et l’Hexagone, prend tout son sens. Élever un enfant noir dans une société majoritairement blanche est un défi de taille. Je dois lui transmettre des outils qui l’aideront à se construire et à s’affirmer dans un environnement qui cherche trop souvent à invisibiliser ou à réduire son identité. Je veux qu’elle s’aime suffisamment fort pour marcher la tête haute, même face à des regards ou à des mots destinés à la marginaliser ou à l’enfermer dans une identité imposée.

Cette responsabilité, bien que nécessaire, m’épuise, d’autant plus qu’elle est ancrée dans une réalité que je n’ai pas connue étant enfant. Contrairement à mes enfants, nés en France, je suis née et j’ai grandi en Afrique, entourée de mes semblables. Ma couleur de peau n’était pas un sujet. Elle ne m’a jamais inquiétée, ni même intriguée. La construction de mon moi puise ses racines au Sénégal, au sein de la communauté soninké, l’ethnie à laquelle j’appartiens, et dans la culture musulmane, bien plus que dans ma mélanine.

Ce n’est qu’en arrivant en France, à l’âge de 14 ans, que j’ai découvert la dimension raciale associée à la couleur de peau. Pourtant, cette France n’était pas étrangère à mon enfance. Issue d’une famille de migrants, j’ai reçu un héritage qui a fait de moi une Française par filiation. À Dakar, chez nous, Paris était sur toutes les lèvres et dans tous les médias. La tour Eiffel faisait rêver mes frères, conscients de cet héritage migratoire transmis de génération en génération. Très tôt, ils savaient qu’ils rejoindraient l’Eldorado occidental pour améliorer les conditions de vie de leurs mères, épouses et enfants restés au pays, comme l’avaient fait avant eux leurs grands-pères, pères et oncles.

Petite, la France me semblait si proche. Sa langue s’imposait presque à moi durant les vacances d’été, à travers la présence de certains membres de ma famille, résidents français ou immigrés venus se ressourcer au Sénégal. Ce petit bout de France, apporté par eux, me paraissait si féerique que je ne pouvais en soupçonner le côté raciste. Cette image idéalisée de la France a bercé mon enfance, sans jamais altérer celle que j’avais de mon pays, le Sénégal, auquel je suis profondément attachée. J’éprouve une immense fierté d’appartenir à ce peuple.

Cette fierté, je la porte partout avec moi, où que le vent me mène. Et fort heureusement, car elle me permet de ne pas vaciller face à la question : « Tu viens d’où ? ». Une question posée de manière inappropriée, chaque fois que ma couleur de peau intrigue, mais que ma voix, mon accent, mon apparence, mes gestes – trop lisses, trop conformes – ne laissent rien deviner de cette origine supposée, lointaine, exotique.

Tout sauf la France, bien sûr, car, dans leurs yeux, la France ne peut qu’être blanche. En confirmant leur insinuation, qui m’était longtemps demeurée obscure, je leur répondais avec dignité, en évoquant le pays de la Téranga. Non pas celui qu’ils imaginent au bout du monde, pauvre, affamé, dépourvu de culture et d’histoire, mais celui qui m’a vue naître et grandir. Celui qui me fascine par sa beauté, sa diversité culturelle et sa chaleur humaine.

Et pourtant, dans l’absurdité persistante de leur questionnement, ils ajoutent souvent : « C’est marrant, tu parles très bien français, tu n’as pas d’accent ». Quant à moi, je n’ai jamais ressenti le besoin de justifier mon autre moi, la Française que je suis depuis des générations, bien avant d’avoir foulé le sol de l’Hexagone.

De même, lorsque cette appartenance est niée, cela ne m’ébranle guère. Elle ne remet pas en question le « qui es-tu ? », solidement ancré dans la réciprocité au Sénégal et qui constitue mon socle identitaire.

En plus de mon affirmation identitaire, lorsque je prends conscience de l’image à laquelle on veut me réduire, il y a une chose qu’on ne peut pas m’enlever : c’est cette humanité qui vit en moi, au plus profond de mon être.

On a beau associer mon corps à un passé que je n’ai pas vécu, on a beau percevoir dans le regard blanc des tentatives anciennes, répétées et organisées d’infériorisation, intacte reste mon humanité. Et ce que cette humanité dit de moi est à la fois unique, beau et positif.

Elle me permet de me raconter en tant qu’individu, dans toute ma complexité et ma subjectivité. Elle me permet de tenir debout, de contester, de résister, d’être incontestablement digne et fière, et de ne pas devenir l’esclave de l’idée que les autres, la blanchité et sa suprématie, ont de moi – cette idée qui me rapproche de la bête et me distance de l’humanité.

À suivre…

Signé : ADT


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