Maman, je suis marron (partie 2)
La certitude de mon humanité s’affranchit des stéréotypes associés à ma mélanine et me permet d’être à l’aise avec mes vulnérabilités. Je cherche rarement à être exemplaire ou excellente pour contrer la menace permanente du stéréotype. Bien au contraire, je revendique mon droit à l’erreur, à l’imperfection, à la paresse et à dire : « Je ne sais pas ». J’assume pleinement mon hypersensibilité, mes moments de fragilité et de dépression, ainsi que mes difficultés en tant que mère. Ces aspects vont à l’encontre des mythes de la femme noire forte et excessivement maternante, ce qui m’a valu le surnom de « go fragile » au sein de mon entourage proche. L’affirmation de mon humanité fait jaillir mon individualité et transcende le récit colonial. Je suis tout simplement moi, ADT.
À partir de ce « je », je cherche un « nous », pour faire collectif. Des récits où les personnes noires se racontent autrement, en dehors des cadres de domination, il doit bien en exister. Dans cette quête de récits alternatifs, je me tourne vers mon conjoint, le père de ma fille. Né et ayant grandi au Sénégal, comme moi, je me reconnais dans son récit, empreint d’humanité, de dignité, de fierté et de résistance.
Alors, quand ma fille me dit : « Maman, je suis marron », je ressens le besoin de l’inscrire dans notre identité commune, celle de son père et de moi. Une identité humaine, fière et positive. Je ne veux pas qu’elle se définisse en fonction des stéréotypes, qu’elle en soit prisonnière, ni qu’elle cherche à s’y conformer ou à les rejeter à tout prix. Mais avant cela, je veux qu’elle soit à l’aise avec le mot noir, un mot tellement chargé d’histoire qu’en France, on préfère souvent employer le terme black pour le rendre plus « cool », moins lourd. Non, ma fille n’est ni black ni « une personne de couleur ». Elle est noire.
Je prends quelques minutes de silence pour réfléchir à la meilleure façon de le lui faire comprendre. J’esquisse un sourire timide, je la regarde, puis je lui dis : « Tu es noire, belle, intelligente et fière de tes origines sénégalaises ». Étonnée par ma réponse, elle tend son bras et me demande de faire de même. Ensuite, elle me répond : « Regarde, Maman, je suis marron et toi, tu es beige ». J’acquiesce et je comprends. Je comprends que, pour cette petite fille, ma petite fille, il ne s’agissait que de couleur de peau, dans sa plus belle et simple expression.
Je réalise surtout que mon regard de mère constitue la première forme de reconnaissance pour ma fille. Si ce regard reflète de l’inquiétude, je crains qu’elle ne se perçoive comme un être inquiétant, construisant ainsi une identité marquée par le doute ou le rejet. Malgré mes efforts pour camoufler cette inquiétude derrière un regard admiratif – pour qu’elle se sente valorisée et développe une image positive d’elle-même –, elle persiste malgré moi, inscrite dans mes traits.
Je vois pourtant l’amour qu’elle éprouve pour la France dans l’éclat de ses yeux, chaque fois qu’elle aperçoit le drapeau français. À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, elle s’exclame joyeusement : « Regarde, maman, il y a le drapeau de la France, le drapeau de la France ! ». Cet attachement à la France me touche profondément. Il me renvoie à celui que je ressens pour le Sénégal.
Cependant, à la différence de ma fille, ma construction identitaire s’est bâtie dans la réciprocité, l’échange et le respect mutuel. Mais la sienne, je le sais, je suis convaincue qu’elle se construira dans le rejet et la lutte. Et c’est là que réside ma plus grande inquiétude, celle qui me pousse parfois à adopter des comportements que je désapprouve. Je veux, coûte que coûte, l’enfermer dans une identité qu’elle ne côtoie pas au quotidien. Le Sénégal est si loin. Ici, c’est la France, sa réalité. Je ne peux l’ignorer, même si mon instinct maternel me pousse à vouloir la protéger ou à l’aider à se sentir liée à une autre communauté. Une communauté qui pourrait lui servir de refuge, au cas où celle de sa naissance, de son cœur, viendrait à la rejeter.
ADT