Endométriose, Je suis handicapée ? - Talking with Jawu #2
Savais-tu que 80% des handicaps sont invisibles ?
Je ne le savais pas, moi, avant d’avoir un collègue qui a un handicap invisible. Dans le cadre de son accueil au bureau, mes collègues et moi avons tous bénéficié d’une formation complète sur le sujet.
À partir de ce moment-là, j’ai eu l’impression que mes yeux s’étaient ouverts d’un coup. Et depuis, je remarque beaucoup plus les défaillances de la société en ce qui concerne l’inclusion des personnes qui vivent avec un handicap.
Il y a une raison à ces défaillances. Et là, c’est le moment de sortir une de mes phrases préférées : « Tout ça c’est la faute du capitalisme !!! ».
Oui, le capitalisme, ce système qui est basé sur l’exploitation de la force de travail d’autrui dans le but d’accumuler de plus en plus de profit pour son propre bénéfice.
Le handicap est une construction sociale. Dans un système capitaliste, la valeur de l’individu est mesurée à sa capacité à produire à un rythme infernal et à être compétitif avec les autres. En d’autres termes, ce qui différencie une personne comme étant handicapée ou valide dans le capitalisme, c’est la capacité ou non de cette personne à pouvoir produire du travail.
Je me rends donc compte que le handicap est également une construction sociale. Les personnes handicapées ne sont pas handicapées systématiquement par ce qui les rend différents, une maladie par exemple, le statut de personne handicapée résulte de leur incapacité à remplir les attentes du système capitaliste. C’est pour cette raison que la définition du handicap dans la loi française du 11 février 2005 était la suivante :
“Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant.”
Ce n’est pas une question médicale, c’est une question de “capacité”. Une personne handicapée n’étant pas capable, dans les mêmes conditions qu’une personne valide, de correspondre aux attentes “d’efficacité” requises par le système, de fait, elle se retrouve ostracisée, exclue et privée d’accès à des droits fondamentaux. En parlant de droits fondamentaux, mon cerveau de bâtisseuse me pousse à penser automatiquement au droit de se loger (décemment).
Je remarque par exemple les immeubles d’habitation et les transports en commun qui ne disposent pas d’accès fonctionnels pour les personnes à mobilité réduite.
Je remarque aussi la grande méconnaissance de handicaps invisibles, quoique lourds comme la drépanocytose ou encore l’endométriose (j’y reviendrai un peu plus loin). Ou encore le fait que la langue des signes ne soit pas systématiquement enseignée à l’école à tous les enfants.
Pourquoi je parle de ce sujet maintenant ?
Ce matin, sur le chemin pour aller à mon travail, j’ai lu un article d’Isis Labeau-Caberia (La griotte vagabonde) sur Substack. Il est intitulé « Que notre putrescence nous soit fertile. Maladie chronique et diktat de la productivité. ». Je vous recommande d’ailleurs de le lire, il est excellent.
Quelle ne fut pas ma propre surprise lorsque j’ai appris que moi, j’avais du validisme intériorisé.
C’est quoi le validisme ?
C’est un terme né dans les années 1970-1980 et qui découle des disability studies. Il est défini comme l’oppression systémique que subissent les personnes handicapées. Une oppression qui est caractéristique d’un système dans lequel les personnes valides sont considérées comme la norme, et se voient attribuer un statut ou une valeur supérieure à celle des personnes handicapées.
Je connaissais le terme, ou en tout cas sa traduction anglaise ableism, que j’ai beaucoup entendu dans des vidéos Tiktok de militantes noires et handicapées. Mais jamais je n’aurais pensé que j’étais moi aussi validiste. Pourtant, je le suis. Envers moi-même.
La première chose dont je me suis rendue compte déjà, c’est que je pensais à tort que le handicap ne concernait qu’une minorité de personnes, ce qui est faux en réalité.
En effet, d’après le site Handicap.gouv, en 2022, en France hexagonale, 14,5 millions de personnes de 15 ans ou plus (28 %) vivant à domicile ont rapporté avoir une limitation fonctionnelle sévère, comme des difficultés à accomplir certaines tâches physiques, des problèmes de mémoire, etc. En outre, 4,6 millions de personnes de 15 ans et plus (9 %) déclarent souffrir de restrictions importantes liées à leur santé depuis plus de six mois.
Si je pensais que le handicap ne concernait que quelques rares personnes, c’est à cause du “abled privilege” dont parle Isis Labeau-Caberia dans son article cité plus haut, et dont je bénéficie. Le “abled privilege” c’est le privilège, le luxe de ne pas se sentir concerné.e par la problématique du handicap. Exactement comme le male privilege qu’ont les hommes, et qui leur accorde le luxe de ne pas s’intéresser à l’oppression que subissent les femmes. Me rendre compte de ce privilège représente une grande leçon d’humilité pour moi parce que ça prouve une fois de plus que la ligne de séparation entre oppresseur.euse et oppressé.e est très poreuse et que malgré toute ma bonne volonté, je n’échappe pas à cette règle.
Endométriose et handicap
J’ai une endométriose que l’on m’a diagnostiquée en 2024. Je souffre de douleurs atroces pendant mes règles depuis mes 12 ans. Déjà à ce moment, on me ramenait de l’école à la maison en plein milieu des cours, et ce, presque tous les mois parce que je ne tenais pas assise. Je souffrais énormément. J’en faisais des black out que j’ai longtemps pris pour du sommeil. Mais comment dormir quand tu as l’impression qu’on creuse des tranchées dans tes entrailles ? Et on ne s’endort pas sur les toilettes de son lieu de travail, si ? A partir de ma terminale, je me déplaçais carrément avec mes injections d’anti-inflammatoires. Parce que c’était les seules choses qui me soulageaient. En grandissant, les symptômes n’ont fait que s’aggraver. Et c’est ce qui m’a conduite vers mon diagnostic de l’endométriose. Dans l’épisode 19 de mon podcast, je parle de la façon dont j’ai joué au chat et à la souris avec ce diagnostic parce que je n’avais pas envie d’être “une femme qui a une maladie chronique”. Pourquoi ? Je ne me suis pas sérieusement posé la question avant de lire ce passage de l’article cité plus haut :
“ (…) mon endométriose et mon récent diagnostic de neuro-atypie ne me laissent d’autre choix que de déchirer le voile de l’illusion, pour enfin regarder dans les yeux mon propre validisme internalisé. Et à travers ces lignes, je souhaiterais vous inviter à en faire de même. Peut-être vous braquez vous subrepticement en me lisant. Pourtant, n’êtes-vous pas cellui qui se fait violence lorsqu’iel est épuisé.e, tout en culpabilisant lorsqu’iel ne se montre pas suffisamment productif.ve ? N’avez-vous pas tendance à « prendre sur vous » et à vous « dépasser » quand votre corps vous crie qu’il n’en peut plus ? N’êtes-vous pas cellui qui s’insulte de « nul.le » ou - injure suprême - de « fainéant.e » lorsqu’iel ne tient plus la cadence ? Cellui qui fait de l’effort un badge d’honneur et de vertu, et qui se booste à coups de no pain, no gain ? (...) ”
Alors, à la lecture de ce passage, je me suis sentie attaquée, et c’est une bonne chose. Je pensais que ma haine de la hustle culture me mettait assez à l’abri du diktat de la productivité. Et en lisant ce passage, en plein métro parisien et en chemin pour aller faire mon métier de grande fille, je me suis rendue compte que non. Loin de là même. J’ai pensé à cette réflexion que je me suis faite la première fois que j’ai dû quitter mon lieu de travail parce que je me sentais mourir de douleur. “Il ne faut pas que je me plaigne ou que je parte du bureau, il faut qu’ils puissent me respecter”. Je me rappelle du sentiment de gêne insoutenable que je ressens lorsque je dis à quelqu’un, spécialement à un homme, que je ne peux pas travailler à cause de mes règles ou de mon endométriose. C’est un sentiment qui me suit depuis aussi longtemps que mon endométriose me suit en fait. Je sais que je n’ai pas à être gênée ou à avoir honte de ma maladie, mais à chaque fois que j’en parle, ce qui me met mal à l’aise, c’est l'éventualité qu’on en déduise que je suis moins apte. A travailler notamment. Et que du coup, on me traite différemment. En réalité, j’ai peur qu’on me voie comme une personne handicapée. Formulé comme ça, c’est très bizarre, mais c’est vrai. Il faut nommer les choses. J’ai intériorisé le validisme. Toute l’empathie que je peux avoir pour les autres personnes handicapées, je n’arrive pas à l’avoir pour moi-même parce que je me crois différente.
C’est pour me détacher au maximum du stigmate de la personne handicapée que je me force à rester disponible pour bosser même en télétravail malgré mes douleurs. C’est pour ça que, malgré le fait que personne ne m’ait jamais fait de remarque désobligeante sur ça à mon boulot, je me sens coupable quand c’est l’endométriose qui me cloue à la maison. J’ai l’impression de ne pas en faire assez, de ne pas être assez productive (enfin, le mot maudit est sorti !). C’est également pour ça que je me suis sentie gratifiée quand, lors de mon dernier entretien annuel de performance, mon manager m’a félicitée de rester disponible et de bien gérer toutes mes missions même quand je suis malade. C’est pour ça aussi que lorsqu’hier, j’ai découvert qu’on peut obtenir une RQTH (Reconnaissance de la Qualité de Travailleur.euse Handicapé.e) pour une endométriose, je n’ai pas automatiquement envisagé de la demander pour moi.
Je ne sais pas comment conclure cet article. En réalité, il n’est pas terminé. Parce que découvrir qu’on a un problème, reconnaître qu’on a un biais, ce n’est qu’une étape. La plus facile, à mon sens. Pour moi, tout le travail de déconstruction, intellectuel et dans la chair, reste à faire. Il y aura probablement une suite à cet article.
En attendant, je vous invite à me rejoindre sur mon podcast Talking with Jawu et à découvrir mon magazine en ligne Talking with Jawu.
Bisous et à la prochaine.
Jawu M.